Par Pr Mhamed Aqabli
L’enseignement supérieur est devenu un champ stratégique où se croisent enjeux de compétitivité, d’équité sociale et de souveraineté scientifique. Dans ce contexte, le Maroc prépare une réforme d’ampleur à travers le projet de loi 59.24, qui vise à refonder les missions de l’université publique et son mode de gouvernance.
Cependant, cette réforme suscite des débats nourris : d’un côté, l’État cherche à renforcer l’efficacité et la responsabilité des établissements ; de l’autre, les syndicats et acteurs académiques alertent sur les risques de centralisation tutélaire et de privatisation implicite du service public.
Cet article propose une analyse critique du projet de loi à la lumière des référentiels internationaux et des bonnes pratiques comparées, tout en formulant des pistes de consolidation adaptées au contexte marocain.
I. Garantir la soutenabilité du service public : l’investissement comme levier stratégique
Aucun système universitaire ne peut remplir ses missions sans une politique de financement claire et pluriannuelle. L’expérience européenne démontre que la contractualisation entre l’État et les universités peut être efficace si elle combine moyens stables et indicateurs transparents¹.
Le projet de loi marocain s’oriente dans ce sens en introduisant des contrats-objectifs. Mais pour éviter qu’ils ne deviennent de simples instruments de tutelle, il convient d’y associer des garanties de prévisibilité budgétaire et de protection des dépenses sociales étudiantes.
II. Réaffirmer l’université comme bien public et non comme marchandise
L’UNESCO rappelle que l’enseignement supérieur est un bien public mondial, soumis à des exigences d’équité et de responsabilité sociale². Or, la réforme marocaine soulève des inquiétudes sur le risque d’alignement sur une logique de marché où la concurrence primerait sur la mission sociale.
Pour sécuriser le caractère public du service, le législateur devrait inscrire explicitement :
la liberté académique³,
la non-externalisation des fonctions régaliennes (diplômes, accréditation, assurance qualité),
et la reconnaissance de l’égalité d’accès comme principe constitutionnel.
III. Réguler la place du privé : qualité plutôt que concurrence débridée
Le projet clarifie les relations entre l’État et le privé par un cadre contractuel. Ce choix rejoint certaines pratiques françaises et canadiennes, mais il doit être encadré par une assurance qualité indépendante.
Les ESG/ENQA insistent sur l’indépendance fonctionnelle des agences d’évaluation et la transparence des rapports⁴. Au Maroc, une telle garantie permettrait de transformer le privé en partenaire complémentaire, et non en concurrent menaçant la cohésion du système.
IV. Consolider les capacités d’action des établissements et du personnel académique
Les syndicats pointent la crainte d’un affaiblissement du statut des enseignants-chercheurs. Pourtant, les meilleures pratiques internationales montrent que la réussite des réformes dépend de l’adhésion des personnels, soutenue par :
des carrières attractives,
une formation continue en pédagogie universitaire,
et une gestion flexible des charges.
La réforme doit donc être adossée à un plan national des ressources humaines académiques, garantissant la reconnaissance des enseignants comme acteurs centraux et non comme variables d’ajustement.
V. Ancrer l’université dans le territoire et les dynamiques régionales
Les référentiels européens insistent sur le rôle des universités dans le développement territorial⁶. Le projet marocain gagnerait à intégrer des contrats régionaux arrimant l’enseignement supérieur aux stratégies locales (santé, agriculture, transition écologique, industrie culturelle).
Ainsi, l’université publique ne serait pas seulement une institution nationale, mais aussi un acteur de proximité favorisant la cohésion sociale et le développement des régions.
Conclusion
Le projet de loi 59.24 offre une opportunité historique pour repositionner l’université marocaine dans son double rôle : espace de production scientifique souveraine et vecteur d’ascension sociale.
Pour réussir, il doit :
garantir des moyens financiers stables et transparents,
affirmer juridiquement le caractère public et non marchand du service,
encadrer la participation du privé par une assurance qualité indépendante,
renforcer les carrières académiques,
et ancrer l’université dans les territoires.
C’est à ce prix que la réforme s’inscrira pleinement dans les standards internationaux tout en répondant aux attentes sociales et aux alertes syndicales légitimes.
Notes et références
- OCDE, Benchmarking Higher Education System Performance (Paris: OECD Publishing, 2019).
- UNESCO, World Conference on Higher Education: Final Communiqué (Paris: UNESCO, 2009).
- Magna Charta Universitatum, “Principles 2020,” Bologna, 2020.
- ENQA, Standards and Guideline